Organiser le chaos : résister aux angoisses.
Nous sommes tous angoissés. Nous avons peur. Adultes, enfants, personnes âgées, comment serait-il possible de ne pas l'être ? (et ce serait bien étrange de ne pas éprouver d'angoisses dans cette crise, alors que la maladie et la mort, que nous espérions vaincre et sortir de nos vies sont venues roder de très près, nous rappelant notre modeste condition d'êtres humains et nos
limites.
Notre monde, que nous pensions assuré, est devenu menaçant et le moindre pas dehors ressemble à une expédition dans la jungle.
Nous voilà plongés dans une situation inédite, dont nous n'avons aucun souvenir car personne ne nous en a transmis l'expérience. N'ayant aucun point d'appui stable, notre seule solution sera d'en inventer au fur et à mesure de la traversée et c'est cela qui nous rendra vivant.
Nous allons marcher sans nous tenir la main, mais en liens profonds. Chacun, pas à pas, sans trop nous poser de questions, tentant de nous fabriquer repères et boussoles pour traverser ce chaos.
Idées simples pour ne pas aggraver les angoisses.
• Accepter l'angoisse, chercher un
équilibre délicat pour en parler sans en parler sans cesse et sans projeter ses angoisses sur les autres qui n'en ont pas besoin, mais en parler quand même.
Si ce n'est pas possible d'en parler à ses proches, si eux-mêmes sont trop angoissés ou réticents aux échanges, alors un ordinateur, un téléphone deviendront des interlocuteurs pour enregistrer ou écrire. Une belle plume et un vieux cahier sont d'excellents secours aussi. Pour que les angoisses ne s'accumulent pas, elles doivent se décharger et pouvoir s'expulser au fur et àmesure. Les mots sont la voie royale pour cela, sinon la colère ou la
dépression priment.
• Afficher les chiffres d'espoir sur son réfrigérateur juste à cote de la photo réjouie de ceux que vous aimez. Les chiffres d'espoir aujourd'hui ?
98 % des gens contaminés guérissent, 80 % ne présentent aucun symptôme, des médicaments sont en cours d'expérimentation et vont bientôt aboutir… Et l'an prochain, nous aurons un vaccin. En chine, l'épidémie baisse de jour en jour.
• Éteindre la télévision et la radio et se créer des plages musicales ou de silences, plusieurs fois par jour pour ne pas se noyer dans le bain des angoisses collectives et des mots qui tournent en boucle. Les arrêter parfois, souvent, le plus souvent possible. Ne serait-ce que 5 mn.
• Ne pas essayer de rester fort et solide dans cet immense chaos. Personne n'est plus fort que la maladie. Ce n'est pas un rapport de force. Ne tentez pas de vous mesurer à un
virus invisible.
Aux angoisses de santé s'ajoutent pour beaucoup des angoisses financières qui renforcent l'épreuve et les conditions matérielles creusent considérablement les écarts. Certains se sentent encore en vacances quand d'autres sont confinés dans 20 M2. Mais tous sont touchés et dans la durée, tous seront touchés, d'une façon ou d'une autre. Nous sommes dans le même bateau disent les italiens. Des mesures financières d'ampleur sont mises en place et il faudra tout reconstruire ensuite. Non pas reprendre où l'on s'est arrêté, cela n'aurait aucun sens.
Mais tenter de réinventer quelque chose. Nous sortirons différents de cette expérience et j'espère profondément que nous ne reprendrons pas cette course folle à la croissance et au non-sens. Nous sortirons plus solidaires, plus unis, plus forts. Tenir jour après jour, Imaginer l'avenir, mais ne pas l'anticiper dans le prisme de nos angoisses du moment… Tout est incertain, l'avenir est inattendu… la preuve, ce que nous vivons aujourd'hui et que personne n'avait prévu.
Chaque geste, chaque attention d'aujourd'hui consolident les chances de sortir plus forts de cette crise, chaque geste et chaque attention ouvrent l'espace d'un changement post-crise.
Ce chaos va s'arrêter, il y aura une issue. Dans les ténèbres d'un tunnel, la lumière ne surgit que peu de temps avant la sortie et tant qu'on tâtonne dans le noir, on avance pas à pas et on apprend la patience. Ce dont nous manquons tous. Nous qui étions si pressés il y a encore quelques jours seulement. Pressés ? Pressés d'arriver à ce point précis où chacun a dû s'arrêter. (Sauf quelques uns sur le pont qui nous soignent et nous, nourrissent). quel paradoxe !
La patience, nous la connaissons bien, nous qui sommes psychanalystes. Nous écoutons les infimes nuances dans les discours, les inflexions des processus, les voies détournées qui finissent par aboutir un jour après des années parfois de travail. Nous savons donc que la patience n'existe pas, que seule existe l'attention. L'attention aux plus petits détails. Voilà notre meilleure arme pour tenir dans ce chaos, nous allons avoir besoin de cette attention délicate à soi et aux autres. N'idéalisons pas. Cette attention, si nécessaire à la
conscience est terriblement
difficile à trouver et à exercer dans le long terme. Alors, d'abord, il nous faut accepter nos limites, personne n'est un saint, nous allons tous successivement déprimer, nous énerver, pleurer, rire amicalement, rire nerveusement, hurler parfois. Accepter cela, savoir éventuellement s'en excuser quand ce sera nécessaire sera déjà un grand pas; Accepter les limites de ceux qui nous entourent sera encore plus difficile, mais tout aussi nécessaire.
Chacun vit les angoisses à sa façon, certains les expriment bruyamment quand d'autres se taisent et se replient. Certains s'énervent et d'autres se murent dans le silence, certains briquent la maison pour supprimer la plus infime trace du virus quand d'autres se vautrent dans le canapé en mangeant des chips. Certains sont encore dans le déni et d'autres dans l'hyper
paranoïa.
Supporter les manières de « l'autre », du ou des autres occupants de nos lieux de vie commune sera encore plus difficile et parfois même horrible.
Sortir du chaos, de l'indifférencié, accepter la présence de l'autre et ses différences essentielles sera l'épreuve majeure pour beaucoup de nous. Se rappeler que ce compagnon cette compagne, cet ami exprime à sa façon les angoisses que nous traversons aussi est un premier pas.